Marie et Joseph ont retrouvé Jésus. Marie se précipite vers lui le cœur débordant, les bras ouverts. «  Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » Elle ne fait ici qu’expliciter avec une simplicité infinie et infiniment touchante les sentiments de son cœur de mère. C’est bien son droit, son droit de mère de parler ainsi. On peut même dire que c’était son devoir. Tout était donc parfaitement dans l’ordre. Alors, comment expliquer cette réponse, comment expliquer que devant cette douleur et cette joie de le retrouver ? Jésus se montre tout différent de ce qu’il a été avec sa Mère dans le passé, de ce que tout de suite, il va recommencer d’être avec elle : « Il leur était soumis. »

 

          En ce cœur de sa mère, en ce cœur déchiré, labouré par le glaive de Siméon, mais où vient de tomber la semence joyeuse d’un nouveau Magnificat, c’est un nouveau glaive que plonge avec une force sainte mais terrible, la douce main du Bien-Aimé retrouvé . Oh ! ce pourquoi d’enfant ! Transpercer le Coeur de Marie, cela convenait à un vieillard, à un prêtre, mais un enfant, son enfant ! N’oublions pas que son enfant était prêtre, beaucoup plus que Siméon ne pouvait l’être, en un seul sens le seul prêtre, en tout cas, le seul qui l’ait toujours été par la consécration de l’union hypostatique. Les prêtres du Christ le servent pour l’éternité, mais ils le deviennent dans le temps, à cet instant le plus redoutable et le plus saint de leur passage ici-bas, celui de leur ordination.

          Prêtre, Jésus l’a toujours été comme il le sera toujours. Le rôle du prêtre étant d’immoler les victimes dans le temple, Jésus, quand il immole les victimes est dans son rôle essentiel de même que  Marie disait ce qu’elle devait dire, Jésus faisait ce qu’il devait faire. Tous deux étaient parfaitement en règle, dans la règle suprême des volontés de Dieu comme de la nature profonde des choses, et c’est ce qui fait la grandeur effrayante de cette scène.

 

          Tâchons de comprendre l’enseignement caché à notre profit dans tout ceci , le plus foncier peut-être de tous pour la vie du chrétien, pour la vie du religieux.

 

 

          Marie se précipite vers Jésus. Jamais il n’y eut droit maternel comparable à celui-ci. Elle n’écoute que son cœur, elle s’élance pour assouvir enfin sa tendresse et noyer toute l’angoisse qui l’a étreinte pendant les trois terribles jours. Mais elle s’arrête …Elle ne reconnaît plus son petit enfant. Le regard même qu’il jette sur elle est changé, elle ne le connaît pas, il n’exprime plus la tendresse joyeuse et confiante à laquelle elle était accoutumée.

          Le regard par lequel Marie lui répond est changé lui aussi. Le regard de Jésus, c’est celui qui a fait pleurer nos mères, lorsqu’elles ont compris qu’au-dessus du fils de leur chair, il y avait le fils de l’esprit, l’être qui ne leur appartient plus, l’être de la vocation divine, l’être mystérieux qui s’évade de tout ce qui est de la terre, pour s’enfermer uniquement dans ce qui est du Père céleste. Il y a là quelque chose d’infiniment supérieur à toutes les tendresses d’ailleurs les plus légitimes, les plus saintes parce qu’il y a là une mission divine et que, en elle et par elle, nous sommes fils de Dieu avant d’être fils de nos mères selon la chair.

 

        Jésus parle très doucement, très tendrement mais Marie a senti le coup, à la fois la pointe et le tranchant du glaive. Ecoutez ces terribles paroles : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? » Pourquoi ? mais parce qu’il était perdu, parce qu’il était l’enfant. Imaginons la cruauté du glaive qui s’enfonce en ce moment dans le cœur de celle qui est mère plus que toute autre. Des paroles de Jésus, telles que nous les rapportent les évangiles, la première et la dernière sont des « pourquoi ». C’est ce mot qui commence et finit tout. 

 

 

       « Pourquoi me cherchiez-vous » ? dit-il à sa mère dans le Temple.  « Pourquoi m’avez vous abandonné ? » crie-t-il à son Père sur l’autel de la Croix . Ce cri du Calvaire est tellement effrayant que les Evangélistes ont hésité à le traduire. Ils nous l’ont délivré dans toute la rudesse des syllabes sémitiques :Lamma Sabbachtani ? Les « pourquoi » se correspondent, ils ont l’un et l’autre quelque chose d’insondable, d’incompréhensible …Ce Jésus qui voyait Dieu, qui jouissait de la vision béatifique plus que tous les saints et tous les anges ensemble, n’est plus que l’Homme de douleur et d’une telle douleur ! et d’une telle douleur ! Cependant, je me demande si le « pourquoi » de l’enfant n’est pas aussi effrayant, pour nous surtout.

 

 

            Les deux « pourquoi » restent sans réponse. Ils tombent dans le vide infini. La mère ne répond pas  à ce « pourquoi » que son Fils clame du haut de la croix. Ce sont des questions qui ne peuvent recevoir de réponse. Du reste, l’Evangile nous dit : « Marie et Joseph ne comprirent pas ces paroles. » En tout cas, Marie comprit une chose, c’est ce qu’il fallait devenir la disciple qui accepte tout pour tout apprendre, et elle dit son « fiat » de tout son coeur.

 

 

          Marie représente ici un droit unique : le droit d’une mère sur son enfant et d’une telle mère sur un tel Fils, jamais ce droit ne sera égalé. Mais en même temps, Marie nous représente tous et toutes, ou plutôt représente toute créature. Les droits de la créature quels qu’ils soient ne peuvent jamais qu’être sacrifiés aux droits du créateur, disparaître et s’annihiler devant eux. Quand Dieu réclame sa part, le néant réclame la sienne. Alors que veut dire ce « pourquoi » de Jésus ? Quel est le sens de ce reproche ? Que signifie cette question de l’Enfant à sa mère ? Elle a beaucoup exercé ses commentateurs. Depuis les origines de l’Eglise, on a tâché de l’expliquer bien des fois, et de façons bien différentes. A une époque où la doctrine sur la perfection de la Très Sainte Vierge était moins nette, certaines interprétations se sont fait jour qui ont dû être, depuis, complètement abandonnées, celle de saint Jean Chrysostome entre autres. D’une manière très douce mais très ferme, saint Thomas déclare que les expressions de saint Jean Chrysostome ont été ici trop loin, en laissant sous-entendre une imperfection dans les paroles de Marie. Marie est absolument parfaite. Dans ce qu’elle dit à son Fils en le retrouvant au milieu des docteurs, elle est parfaite comme partout et toujours. Ses paroles explicitent son droit et don devoir de mère et quels autres sont plus sacrés que ceux-là ?   

 

 

        Au point de vue des origines humaines, Marie était tout pour son Fils. Tout ce qui d’ordinaire se partage entre le père et la mère, se réunissait en elle seule. Elle cumulait tous les droits sur son Fils. Au point de vue de la ressemblance des traits du visage, Jésus, c’était Marie. je serais peut-être tenté de reprocher aux artistes catholiques de ne pas avoir suffisamment accusé cette ressemblance. Jésus ne ressemblait qu’à Marie et ne pouvait ressembler qu’à elle.

 

 

           Répétons-le donc : Marie, en toute vérité, exerçait, exprimait ici, en parlant à Jésus le droit le plus sacré qui se puisse rencontrer en une pure créature. Comment dégager l’insondable enseignement qui se cache au fond de cette scène ? Vais-je dire que Marie a eu tort ? Eh bien oui ! Marie a eu tort, un grand tort, un tort infini, celui de n’être qu’une créature ! Ce n’était pas sa faute, et cela ne l’empêchait pas d’être immaculée et absolument parfaite, mais elle allait se trouver en un instant, elle et ses droits maternels, en conflit avec les droits de Dieu.

          Jésus était à la fois Fils de Dieu et Fils de Marie. Il y avait les droits d e Marie sur son Enfant : elle pouvait les satisfaire en le prenant dans ses bras, en le reprenant à elle pour jamais. Il y avait les droits de Dieu pour son Fils et ces droits exigeaient que le Fils s’occupât des affaires de son Père et qu’il ne s’occupât que des affaires de son Père. C’est justement ce qui fait la grandeur de cette scène unique, le conflit imminent entre les droits de Dieu et les droits de Marie.

 

        Que va-t-il se passer ? Comme toujours lorsque le fini, même dans ce qu’il a de plus légitime, de plus sacré, rencontre l’infini, il s’anéantit : les droits de Marie, les droits sacrés de la mère s’anéantissent, se volatilisent devant la grande flamme qui dévore tout : « Le Seigneur notre Dieu est un feu dévorant. »  Il faut que les droits de Dieu passent d’abord et ils passent en broyant le cœur de la Mère. Le droit fini s’anéantit devant le droit infini, c’est la justice essentielle. Et c’est pourquoi Marie se soumet. Elle ne comprend pas. On ne peut pas comprendre ce qui est incompréhensible, insondable, mais on peut se soumettre et c’est ce que fait Marie.